Encore merci à mes "indics"
Cornel West, 51 ans, philosophe américain iconoclaste. Adulé par ses étudiants, détesté par les réactionnaires de Harvard, il s'est frotté au rap et a joué son propre rôle au cinéma.
Afro jojo
Par Antoine de BAECQUE
jeudi 07 avril 2005
classieux, indéniablement. Avec son costume trois- pièces noir, sa cravate ébène, sa chemise blanche et son look afro, Cornel West séduit. Il ressemble à un prêcheur noir, ou un chanteur de gospel, et rythme ses propos comme s'il psalmodiait sa pensée. Lui s'aime mieux «en bluesman». Il est pourtant professeur de philosophie à Princeton et a vendu près d'un demi-million d'exemplaires de son essai désormais classique, Race Matters, qui a refondé en Amérique, il y a dix ans, les études sur l'identité «africaine-américaine» d'un pays qui l'a longtemps oubliée. Il ponctue ses phrases de «brother, my brother...» et vous serre la main comme il vous ferait danser.
Cornel West est un enfant de Sacramento, Californie, où il est né voici un demi-siècle au sein de la «classe moyenne de couleur», comme disent les enquêtes sociologiques. Son père, Clifton, est officier municipal, sa mère, Irene, prof au collège, lui très vite bon en classe. Il part  grà¢ce aux bourses pour étudiants noirs  faire de brillantes études à Harvard, auprès de penseurs comme John Rawls et Stanley Cavell. Il achève ensuite à Princeton une thèse en philosophie des religions sur «la généalogie du pragmatisme américain». Quand, au début des années 90, il devient professeur à Harvard, symbole de l'accession des Noirs au plus haut degré de l'académisme américain, dans le sein des seins de l'Amérique cultivée, argentée et blanche, il écrit au tableau : «Si tu aimes le peuple noir, tu détestes la suprématie blanche. Si tu aimes la justice, tu détestes toute forme de discrimination. Si tu aimes la vie de l'esprit, tu détestes tous les dogmatismes.»
Devant ce succès croissant et cette carrière fulgurante, ses adversaires l'attaquent au vitriol, le traitant de «chantre arrogant du postmodernisme arty», de «telegenic public intellectual». Ses défenseurs mettent en avant ses 16 ouvrages publiés par les meilleures presses universitaires du pays, ses cours et séminaires qui ne désemplissent pas, les 700 étudiants travaillant sous sa direction, et le fait qu'il est considéré comme l'un des professeurs les plus prestigieux, les mieux payés, et le seul Noir parmi cette élite universitaire nec plus ultra qu'on nomme outre-Atlantique les «16 Best». Cornel West, s'il reste l'un des meilleurs connaisseurs des écrits de Sartre, considère ses travaux comme un dialogue socratique, une maïeutique visant à convertir grà¢ce au langage de tous les jours le peuple noir «aux choses intellectuelles». Autrement dit, West est un formidable pédagogue. Il est ainsi, et à la fois, un philosophe relativement sophistiqué, un membre choyé de la «dream team» des universités les plus cotées, et un militant provocateur embrassant la «culture noire de la rue», la métamorphosant en conférences, lectures, shows télévisés, prêches protestataires. Cornel West fait de ce savoir une arme de ralliement de masse, fortement identitaire. Ce qu'il explique ainsi : «Transformer ma reconnaissance, mon statut, en une lutte pour la justice et la fierté des exclus.» La culture populaire donc, parfois au risque de griller son prestige académique, telle est la ligne de crête sur laquelle il évolue : faire peuple, mais rester crédible.
C'est ainsi qu'il s'est intéressé de près au hip-hop, enregistrant un CD en 2001 qu'il produit et interprète aux côtés de leaders de la culture rap. From existentialism to urban realism («De l'existentialisme au réalisme urbain»), titre alors le New York Times. West a également influencé les frères-cinéastes Wachowski, créateurs de Matrix, au point qu'ils lui ont demandé de tenir son propre rôle dans les 2e et 3e épisodes de la saga futuriste, le «conseiller West», membre du conseil de Zion. Un concert avec Prince au Paisley Park de Minneapolis pour «lutter contre la xénophobie», et une arrestation musclée devant les caméras de télévision lors d'une manifestation antiguerre en Irak à Washington, ont achevé d'en faire un personnage public.
Mais c'est cependant l'«affaire Harvard» qui l'a rendu célèbre, ouvrant chez Cornel West l'ère de la médiatisation à outrance. Le président de Harvard, Lawrence Summers, lui reproche en octobre 2002, au milieu de jugements abrupts sur les Noirs, les femmes, les juifs, de «passer trop de temps à des activités extérieures à son enseignement». De fait, ce que Summers remet en cause, c'est l'«affirmative action» dans son université, ce système qui réserve aux minorités quelques places de choix. West dénonce un procès raciste («Vous n'avez pas besoin de preuve, vous ne faites qu'accuser, vous êtes pourvu d'un "jugement a priori sur les Nègres".»), appelle ses étudiants à témoin  ils le soutiennent largement Â, et quitte Harvard avec fracas, retrouvant Princeton, où ses amis l'accueillent avec enthousiasme, notamment l'écrivaine noire Toni Morrison.
Quand Cornel West annonce son départ de Harvard, il lance un débat national aux Etats-Unis sur la place des Noirs à l'université, et plus généralement dans le débat intellectuel. Un éditorialiste célèbre va ainsi jusqu'à écrire : «Les étudiants noirs feraient mieux de faire des maths, ce sera plus utile au pays...» Un autre journaliste néoconservateur d'ajouter rigolard : «Est-ce que West va continuer à ne rien foutre à Harvard, ou va-t-il aller ne rien foutre à Princeton ?» Tandis que, depuis son propre camp, quelques-uns s'agacent, le Village Voice critiquant durement son «inflated ego»...
«C'est l'Amérique...», dira West pour seul commentaire, même si sa vie est désormais celle d'une star aux activités hyperpubliques, tel son deuxième divorce, avec deux enfants à charge, son remariage, puis son opération de la prostate pour un cancer. Il ne se gêne pas de répliquer aux critiques, par un livre où il diagnostique «la maladie de l'Amérique», constatant que la démocratie y «enregistre un déclin brutal». Tragicomique Amérique paraà®t en septembre 2004 et fait parler de lui, ouvrage installé dans les listes des meilleures ventes, secouant nombre d'idées reçues.
Le philosophe y défend le retour à trois fondamentaux démocratiques : l'esprit de critique, de soi-même et des autorités. L'engagement prophétique envers la justice  au fondement du judaïsme, du christianisme et de l'islam Â, impliquant de combattre les causes des souffrances et misères injustifiées. Enfin le «tragi-comique», concept le plus original avancé par West, cette capacité à rire et à garder une joie de vivre qui préserve l'espoir face à la haine et au cynisme ambiants, évitant de tomber dans un désespoir paralysant. Ce tragi-comique qui lui tient à coeur, puisqu'il s'exprime en particulier dans la culture des Noirs américains.
Et quand on lui demande ce qu'il pense des revendications de plus en plus insistantes de la communauté noire française, l'intellectuel de combat n'élude pas : «La France a désormais le devoir de faire le point sur son empire et son colonialisme, leurs formes de discriminations et d'oppressions raciales. Il faut que la France se confronte à cela, et cesse de cacher son "problème noir" derrière l'universalisme prétendu d'un modèle citoyen d'intégration qui ne marche plus.» Cornel West a cette vertu : il appuie fort là où ça fait mal dans le corps social.
photo Thomas Humery
Cornel West!
Cornel West!
Blues is a fu***** sh**!