Il y a 70 ans jour pour jour, le Gouverneur Félix Eboué adressait le message suivant à la jeunesse guadeloupéenne d’alors, nos actuels grands-pères, grands-mères voire arrières-grands-parents. Lecture, réflexion, introspection… Action !
« À cette jeunesse que l’on sent inquiète, si incertaine devant les misères de ces temps qui sont les misères de tous les temps ; à cette jeunesse, devant les soucis matériels à conjuguer ; à cette jeunesse dont on veut de part et d’autre, exploiter les inquiétudes pour l’embrigader ; à cette jeunesse qui me fait penser à ce mot de Guyau : « pour connaître et juger la vie il n’est pas besoin d’avoir beaucoup vécu, il suffit d’avoir beaucoup souffert » ; à cette jeunesse, généreuse et spontanée, n’ai-je pas le devoir, me tournant vers elle, de l’adjurer à mon tour de rester indépendante.N’ai-je pas pour obligation de lui dire : ne te laisse pas embrigader, ne souffre pas que l’on t’enseigne comme suprême idéal le fait de marcher au pas, en colonnes parfaites, de tendre la main ou de montrer le poing. En l’acceptant, tu consacreras le triomphe de la lettre au détriment de l’esprit, parce qu’on t’aura enseigné que le rite tient lieu de culte.Ne devons-nous pas conserver à cette jeunesse ses qualités essentielles : l’indépendance, la fierté, l’orgueil, la spontanéité, le désintéressement ?
Je ne résiste pas, quant à moi, au désir de vous indiquer, mes jeunes amis, une autre formule qui permet de gagner, sinon à tous les coups, mais de gagner sûrement en définitive.
« Soyez sportifs ! Soyez chics !… »
Je vous dirai : « Jouez le jeu ! »
Jouer le jeu, c’est être désintéressé.
Jouer le jeu, c’est réaliser ce sentiment de l’indépendance dont je vous parlais il y a un instant.
Jouer le jeu, c’est piétiner les préjugés, tous les préjugés, et apprendre à baser l’échelle des valeurs uniquement sur les critères de l’esprit. Et c’est se juger, soi et les autres, d’après cette gamme de valeurs.
Par ainsi, il vous sera permis d’affirmer et de faire admettre que les pauvres humains perdent leur temps à ne vouloir considérer que les nuances qui les différencient, pour ne pas réfléchir à trois choses précieuses qui les réunissent : les larmes que le proverbe africain appellent « les ruisseaux sans cailloux ni sable », le sang qui maintient la vie et, enfin, l’intelligence qui classe ces humains en hommes, en ceux qui ne le sont pas ou qui ne le sont guère ou qui ont oublié qu’ils le sont.
Jouer le jeu, c’est garder farouchement cette indépendance, parure de l’existence ; ne pas se laisser séduire par l’appel des sirènes qui invitent à l’embrigadement, et répondre, en pensant aux sacrifices qu’elles exigeraient en retour :
Quelle mère je quitterais ! Et pour quel père !
Jouer le jeu, c’est savoir prendre ses responsabilités et assumer les initiatives, quand les circonstances veulent que l’on soit seul à les endosser ; c’est pratiquer le jeu d’équipe avec d’autant plus de ferveur que la notion de l’indépendance vous aura appris à rester libres quand même. Jouer le jeu consiste à ne pas prendre le ciel et la terre à témoin de ses déconvenues, mais, au contraire, à se rappeler les conseils laminaires d’Épictète à son disciple : « il y a des choses qui dépendent de nous ; il y a des choses qui ne dépendent pas de nous ».
Jouer le jeu, c’est savoir tirer son chapeau devant les authentiques valeurs qui s’imposent par la qualité de l’esprit et faire un pied de nez aux pédants et aux attardés.
Jouer le jeu, c’est accepter la décision de l’arbitre que vous avez choisi ou que le libre jeu des institutions vous a imposé.
Jouer le jeu, c’est, par la répudiation totale des préjugés, se libérer de ce qu’une expression moderne appelle le complexe d’infériorité. C’est aimer les hommes, tous les hommes, et se dire qu’ils sont tous bâtis selon la commune mesure humaine qui est faite de qualités et de défauts.
Jouer le jeu, c’est mépriser les intrigues et les cabales, ne jamais abdiquer malgré clameurs ou murmures et poursuivre la route droite que l’on s’est tracée.
Jouer le jeu, c’est pouvoir faire la discrimination entre le sourire et la grimace ; c’est s’astreindre à être vrai envers soi pour l’être envers les autres.
Jouer le jeu, c’est se pénétrer que ce n’est pas en tuant Caliban que l’on sauvera Ariel.
Jouer le jeu, c’est respecter l’opinion d’autrui, c’est l’examiner avec objectivité et la combattre seulement si on trouve en soi les raisons de ne pas l’admettre, mais alors le faire courageusement et au grand jour.
Jouer le jeu, c’est respecter nos valeurs nationales, les aimer, les servir avec passion, avec intelligence, vivre et mourir pour elles, tout en admettant qu’au-delà de nos frontières, d’authentiques valeurs sont également dignes de notre estime, de notre respect. C’est se pénétrer de cette vérité profonde que l’on peut lire au 50e verset des Vers d’Or «… Tu sauras, autant qu’il est donné à l’homme, que la nature est partout la même… » et comprendre alors que tous les hommes sont frères et relèvent de notre amour et de notre pitié.
Jouer le jeu, dès lors, c’est s’élever contre le conseil nietzschéen du diamant au charbon : « Sois dur ! » Et affirmer qu’au-dessus d’une doctrine de la force, il y a une philosophie du droit.
Jouer le jeu, c’est proclamer qu’on ne « prend pas pour juge un peuple téméraire » et poursuivre son labeur sur le chemin du juste et de l’humain, même lorsque les docteurs et les pontifes vous disent qu’il est trop humain.
Jouer le jeu, c’est préférer à Wotan, Siegfried, « toute puissance de la jeunesse et spontanéité de la nature ».
Jouer le jeu, c’est refuser les lentilles pour conserver son droit d’aînesse.
Jouer le jeu, c’est fuir avec horreur l’unanimité des adhésions dans la poursuite de son labeur. C’est comprendre Descartes et admettre Saint Thomas ; c’est dire : « Que sais-je ? » avec Montaigne, et « Peut-être ! » avec Rabelais.
C’est trouver autant d’agrément à l’audition d’un chant populaire qu’aux savantes compositions musicales. C’est s’élever si haut que l’on se trouve partout à son aise, dans les somptueux palais comme dans la modeste chaumière de l’homme du peuple; c’est ne pas voir un excès d’honneur quand on est admis là, et ne pas se sentir gêné quand on est accueilli ici ; c’est attribuer la même valeur spirituelle au protocole officiel, à l’académisme, qu’au geste si touchant par quoi la paysanne guadeloupéenne vous offre, accompagnée du plus exquis des sourires, l’humble fleur des champs, son seul bien, qu’elle est allée cueillir à votre intention.
Jouer le jeu, enfin, c’est mériter votre libération et signifier la sainteté, la pureté de votre esprit. »
Félix Eboué (Gouverneur de la Guadeloupe – 1936-1938)
Lycée Carnot, Guadeloupe – 1er juillet 1937